La vie, l’honneur, la fantasia

Fouad Laroui

En librairie dès le 20 août 2025

La troupe s’ébranle. Elle marche au pas, puis l’allure augmente et c’est le galop. Le chef lance un deuxième cri. Les cavaliers se dressent sur leurs étriers et brandissent haut leurs fusils. Le chef donne le troisième signal. De la bouche de chaque fusil jaillit l’éclat de lumière et puis c’est la déflagration, une seule détonation faite de quinze autres, sinistre, ef-frayante, qui retentit dans le ciel.
Arsalom se redresse, hagard, les yeux exorbités. Il porte la main à son cou, titube, pantin désarticulé à la chemise ensanglantée, fait quelques pas puis s’effondre au pied de la tribune.
J’avais dix ans. Ce n’est que bien plus tard que j’ai com-pris pourquoi cet homme devait mourir ce jour-là – et de cette façon.

Fouad Laroui

Mathématicien, ingénieur des ponts et chaussées, docteur en sciences économiques, Fouad Laroui enseigne à l’université d’Amsterdam la poétique et la philosophie des sciences. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages (romans, nouvelles, essais, poésie…) écrits en plusieurs langues, dont Une année chez les Français (2010) et L’Insoumise de la Porte de Flandre (2017). Il a reçu le prix Goncourt de la nouvelle en 2013 et la Grande Médaille de la francophonie de l’Académie française en 2014.

Photo © Maxime Reychman

Extrait

CE FUT UN BEL ASSASSINAT…
Ils sont quinze, quinze centaures qui s’alignent de part et d’autre de leur chef, la tête haute, le port altier.
C’est à peine si on les distingue du côté opposé de l’arène, là où se dresse la tribune dite d’honneur mais que la seule présence d’Arsalom (assis au premier rang dans un fauteuil, jambes écartées, cigare au bec) suffit à profaner. La foule se tait, peu à peu. La rumeur décroît puis s’éteint. Un silence lourd de menaces tombe sur la scène.
Un bref appel du chef donne le signal. La troupe s’ébranle. Elle marche d’abord au pas, puis l’allure augmente peu à peu puis c’est le galop. Le souffle du cavalier fait écho à celui du cheval et se mêle à la vapeur de ses flancs.
Le chef lance un deuxième cri, rauque, guttural. Les cavaliers se dressent sur leurs étriers, toujours au galop, et brandissent haut leurs fusils. Quelle émotion – horreur, terreur, incompréhen-sion ? – aurait ressentie Arsalom s’il avait su que cette troupe hurlante qui piquait droit sur lui dans le scintillement de la poussière allait l’immoler sur cet autel fait de gradins de bois ?
Le chef donne le troisième signal. Hep ! crie-t-il. Quinze index impatients pressent autant de détentes, à l’unisson, et de la bouche de chaque fusil jaillit l’éclat de lumière et puis, presque immédiatement, c’est la déflagration, une seule détonation faite de quinze autres, sinistre, effrayante, qui retentit dans le ciel et c’est ensuite l’odeur âcre de la poudre qui envahit le champ immense bordé de milliers de témoins – qui n’ont rien vu.
Arsalom se dresse comme un diable jailli de sa boîte, hagard, les yeux exorbités. Il porte la main à son cou, titube, pantin dé-sarticulé à la chemise ensanglantée, fait quelques pas puis s’ef-fondre au pied de la tribune, dans la poussière, les bras en croix.…

ET J’EN FUS TÉMOIN
Je fus témoin, dans mon enfance, de ce crime parfait, stu-péfiant, d’autant plus stupéfiant qu’il fut commis en pleine lumière, dans une vaste arène, devant plus de dix mille spec-tateurs – et qu’il fut néanmoins impossible d’en confondre l’auteur, qui court toujours, qui galope encore.
J’avais dix ans. C’est cette histoire que je narre ici. J’aimerais pouvoir dire qu’il n’est pas un détail qui ne soit authentique mais non : j’ai dû imaginer des pans entiers de la tragédie parce que je ne disposais pas de documents et que j’ai dû composer avec l’allégation et le ouï-dire.
À propos de détails, on me pardonnera leur surabondance. Il ne pouvait en être autrement. Pour plaider la cause de ceux qui mirent fin à l’existence vile et corrompue d’Arsalom, il fal-lait tenter de tisser au plus fin la toile qui représente leur geste fatal, tant il est vrai qu’il n’y a de vérité que dans le tout. Le moindre des motifs (une prière, un appel d’une voix rauque, une selle richement ornée, un fusil à la crosse ouvragée…) té-moigne encore en faveur de celui qui pressa sur la gâchette – et il y en eut plus d’un, du moins dans l’intention.
S’il faut tout un village pour élever un enfant, il ne faut pas moins de toute une culture pour infuser dans l’âme d’un homme la nécessité du crime d’honneur. Ces choses-là […], il faut pour les comprendre avoir fait ses études, il faut étudier l’homme cette créature étrange, qui nomme animal ce qui n’est pas lui, parce que lui n’est pas mû par ses instincts seuls, parce qu’il y a plus, il y a autre chose. C’est entre l’arbre et l’écorce, entre la nature et ce qui fait l’humain, qu’il faut mettre le doigt. Ce n’est qu’à ce prix qu’on peut comprendre et, si l’on y est enclin, juger.

En librairie dès le 20 août 2025

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