Vous doña Gracia

Michèle Sarde

En librairie dès le 12 avril 2023

Les marranes sont les Juifs d’Espagne et du Portugal qui, au XVIe siècle, se sont convertis au catholicisme tout en continuant à pratiquer leur religion en secret.
Pour rendre compte de ce temps, Michèle Sarde a choisi de mettre en scène Doña Gracia, une femme étonnante qui joua un rôle considérable à cette époque troublée.  Issue d’une riche famille de marranes, elle fut amenée très jeune à diriger la « banque » Mendes, rivale de celle des Médicis. Rois et princes empruntèrent sans relâche à la riche banquière en la menaçant sans scrupules de la livrer aux inquisiteurs. Avec une audace rare et une intelligence aigüe, Doña Gracia ne cessa de jouer avec le feu. Disséminés dans toutes les villes mar-chandes d’Europe, ses agents commerçaient activement et servaient de relais aux marranes en fuite. Le jour où le danger devint trop pressant et quand Charles Quint vou-lut la déposséder de sa fortune, elle décida de fuir Anvers. Alors commença un extraordinaire périple qui la conduisit jusqu’à Istanbul, où Soliman le Magnifique l’accueillit et la protégea. De la Corne d’or, elle osa boycotter le port d’Ancone, fief des États pontificaux, coupables d’avoir condamné les Juifs au bûcher.

Michèle SARDE

Née en Bretagne à l’orée de la guerre, Michèle Sarde vit une enfance cachée puis fait le silence sur ses origines juives. Sa jeunesse en France est marquée par mai 68 et les mouvements de femmes. Agrégée de lettres modernes, elle part aux États-Unis enseigner la littérature française à Georgetown University. Biographe de Colette et de Yource-nar, elle écrit un essai primé sur les Françaises. Romancière, ses œuvres les plus récentes sont marquées par le récit mémoriel : saga d’une famille maternelle judéo-espagnole à Salonique et dans la France des années 30 et 40 (Grand Prix Wizo 2017), quête d’une grand-mère paternelle dis-parue à Auschwitz.

© Hugo Moreno

Extrait

La nuit dernière, j’ai rêvé encore de Doña Gracia.

Sur elle j’avais lu beaucoup de livres qui me la montraient tout en me la cachant. Soudain elle m’apparaissait telle qu’en elle-même, vivante et traversant le temps, de la Renaissance au vingt et unième siècle. Je savais qu’elle était une construction, un double qui se multipliait à travers l’écriture de l’autrefois. Mais je savais aussi que j’avais besoin d’elle aujourd’hui. Qu’elle m’offrait ce modèle de vie que j’avais recherché dans d’autres femmes de l’Histoire et de mon histoire. Qu’elle me tendait ses fils pour débrouiller l’écheveau.
La nuit dernière j’ai encore rêvé à Doña Gracia. Je n’avais plus besoin de livres pour lui redonner vie. Je n’avais qu’à laisser couler son existence dans la mienne. Elle avait l’habitude de ces métamorphoses léguées par d’autres femmes qui avant moi s’étaient inventé une filia-tion imaginaire dont Elle tenait l’autre bout.
Je savais qu’Elle serait la compagne de ce nou-veau voyage, l’objet de la recherche, guide du passé dans le présent, ombre portée sur ma route à travers la jungle du doute et de la reconnaissance. Je savais qu’elle serait ma Béatrice, son premier prénom et qu’elle me conduirait de nom en nom jusqu’à ma propre identité. Entre quête et enquête, j’ai décidé de partir à la recherche de Doña Gracia.

Je m’installe devant la vie de mon personnage sur l’écran où je vois passer des films et des séries. L’écran où j’écris aussi. Les images se déroulent. Ce matin l’écran s’ouvre à Lisbonne en l’an de grâce 1510 dans la chapelle de l’élégante demeure de don Alvaro de Luna et de son épouse Philippa.

— Je te baptise au nom du Père, du Fils, du Saint Esprit.

La toute petite fille qui sera VOUS Doña Gracia n’aura pas souvenir de cette journée de liesse religieuse alternant avec les félicités mondaines, où dans les patios intérieurs se presse l’élite de la société portugaise curieuse de savoir si le monarque en personne fera une incursion pour saluer les maîtres du lieu. Ils sont là cependant au grand complet les parents et les proches du bébé qui re-pose dans les bras de sa nourrice. Elle est sur le point de recevoir l’eau bénite, rejetée par ses aïeux espagnols en échange d’un refuge en forme de piège.
Par trois fois, le prêtre célébrant immerge ou verse de l’eau sur la tête de la nouvelle née […] C’est sous le nom de Beatriz de Luna que vous êtes baptisée. Mais vous por-terez au cours de votre existence au moins quatre noms de famille et trois prénoms. J’ai porté moi aussi quatre noms dont celui de plume que je m’étais choisi. Mais mon pré-nom est demeuré, fidèle au désir de ma mère et à son admi-ration pour l’actrice de Quai des Brumes, à qui Jean Gabin disait :

— T’as de beaux yeux tu sais !

Soudain Francisco, frère de la mère, croise le regard de l’autre frère Diogo, l’être au monde le plus proche de lui maintenant que leurs parents ont disparu et avec eux les souvenirs de leur Espagne, où l’on avait quand même eu le choix de partir sans se convertir. Leurs pensées et celles de leur sœur en ce moment convergent vers la petite fille qui vagit doucement sous ses langes brodés. Quel sera son destin ? Échappera-t-elle à la malédiction ? Francisco fris-sonne à l’idée qu’elle devra peut-être un jour faire alliance avec un vieux-chrétien, un chrétien de souche, qu’elle sera prolongée par une lignée étrangère à leur tribu. Il sait que si le pape et le monarque parviennent à installer l’Inquisi-tion au Portugal, le sort des conversos portugais sera pire que celui de leurs cousins espagnols. Il faudra l’empêcher. Il se jure qu’il fera tout pour l’empêcher.
Lorsque les portes de la chapelle se sont refermées, l’assistance se rue sur les énormes buffets installés sur de longues tables rectangulaires établies sur des tréteaux dans les somptueuses salles de réception aux murs recouverts d’azulejos, de tapisseries des Flandres, de damas et de velours d’Italie. Les invités foulent les épais tapis indiens pour accéder aux porcelaines orien-tales remplies de victuailles issues des quatre coins du monde. Y figurent les délices exotiques issus des nouvelles découvertes où dominent le poivre, le sucre, la cannelle et toutes sortes d’épices inconnues dont la famille a le secret et qui lui sert à troquer sa sécurité. Un coup d’œil indiscret décèlerait dans le mélange subtil des mets quelques touches de plats typiquement juifs apportés d’Espagne, à base d’aubergine et de pois chiches. Il observerait aussi que les saucisses de porc dont raffolent les chrétiens de souche ont été rempla-cées subrepticement par des alheiras à base de perdrix ou de cailles.
Tandis que les derniers invités quittent la chapelle pour se consacrer aux nourritures terrestres, Doña Philippa se rapproche de Francisco, son frère préféré et lui chuchote :

— Tu le sais, c’est une promesse, ermano, cette petite sera pour toi…
— Comment avez-vous nommé Beatriz ?
— Comme c’était convenu ; elle s’appelle Hannah.

Hannah en hébreu, c’est Gracia en espagnol. Dès sa naissance, l’enfant a déjà trois prénoms : Beatriz pour les chrétiens, Hannah pour les juifs et Gracia pour le reste de sa vie. Comme je m’adresse à elle, dans ce dialogue entamé à chaque extrémité du couloir du temps, moi je lui dirai : Vous.

En librairie dès le 12 avril 2023

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